Cette nuit, à l’heure où les tourments de la journée sont enfouis depuis longtemps dans l’écrin moelleux des édredons, et après une longue discussion en tête à tête avec Conaiil Carnagh, spectral preux parmi les preux, revenu du passé dans des vapeurs maltées pourtant peu usuelles dans son île natale, je m’assoupis et fis un songe…
Il était une fois un petit navire qui arborait un pavillon rouge et blanc. Il naviguait à vue dans la grande mer ovale, faisant du cabotage au gré des courants. Il voguait de-ci de-là sans trop s’approcher de l’île d’Epros, que la rumeur populaire nommait l’île des Voix. Sur cette île aride aux rivages escarpées, étaient sensées y vivre des sirènes, mais nombre de ceux qui avaient tenté de s’approcher trop près n’en était pas revenus.
Le petit navire au pavillon rouge et blanc, par une fraiche journée de printemps, s’éloignant de la route qu’il suivait depuis la nuit des temps fut en vue de la sinistre silhouette de l’île pourtant redoutée. Et il s’en approcha tant qu’il fut à portée des voix charmeuses qui de suite le fascinèrent. « Va, petit navire ! L’aventure t’attend dans la grande mer ovale, largue tes voiles et pars à la découverte du grand monde, et reviens , tes cales chargées des trésors les plus exotiques, et les plus rutilants. Et avant de partir aux grands vents, ne manque pas d’aller visiter tes voisins qui échangeront tes perles huitrières contre leur bois mort qui fera chauffer ta chaudière. »
Le petit navire au pavillon rouge et blanc obéit alors aux voix enjôleuses, et partit à l’aventure, suivant des routes que d’autres avant lui avaient suivies. Il revint comme promis, fier de ses acquis, grisé par l’avenir rayonnant qui l’attendait, l’esprit tout tourné vers le nouveau port qui l’hébergerait. Mais il était tant tourné vers ses pensées et ces voix qui l’avaient guidé, qu’il s’approcha trop près de l’île d’Epros, sans remarquer le récif perfide qui affleurait. Le choc fut violent, la déchirure atroce. Les flots l’envahirent, il tangua, prit l’eau. Au dessus de lui, dans le ciel limpide une colombe moqueuse, à moins que ce ne fût une mouette rieuse passa, à la recherche d’un abri où se poser pour assurer sa descendance. « Vois-tu, petit navire, tourner le dos à ton passé et ton histoire te fera sombrer dans les abysses de l’oubli ! »
Le petit navire au pavillon rouge et blanc s’enfonça lentement, la déchirure en son flanc se fit une plaie béante, l’équipage s’enfuit, la cargaison s’égaya dans les flots. Elle ne fut pas perdue pour tout le monde, car ce qui ne sombrait pas, bloqué dans les cales, et ce qui présentait une quelconque valeur fut repêché par des navires plus gros et cuirassés qui n’attendaient là que pour récupérer ce qui était à récupérer.
Le petit navire au pavillon rouge et blanc s’en remit alors à la prière, à la prière que les paloumayres de la région ne fassent la peau, les plumes et le bec au volatile railleur. Il s’en remit aussi au dieu de la grande mer ovale, Posezicilesdons, Dieu Nageant Avide de Coffres Gironds, à qui on pourrait sacrifier un autre bâtiment fourvoyé dans la course au grand large.
Et c’est au moment où je vis l’image du petit navire au pavillon rouge et blanc se posant lentement et mollement sur le fond sableux de la grande mer ovale au milieu des carcasses rouillées et rongées, dans un grand cimetière marin de souvenirs et de désirs, que la lumière du jour déjà avancé me tira de ce rêve funeste qui encore à cette heure obsède mes pensées et attise mes angoisses. Il faudra que j’en rediscute avec le chevalier Conaill Carnagh, de Dundalk, qui peut-être, je le souhaite, pourra me rassurer sur la signification de songe d’une nuit de printemps.